III

 

Bertrand du Sault

 

À quelques jours de là, cette fièvre ardente qui dévorait Bertrand du Sault diminua ; le délire auquel il était en proie, depuis plusieurs semaines, cessa ; un matin, il reprit connaissance.

Grande surprise pour lui de se trouver dans une chambre, qu’il n’avait jamais vue, près de deux femmes étrangères.

Il se crut sous l’empire d’une illusion et ferma les yeux.

La conversation suivante s’était établie à son chevet.

– Tout de même qu’il peut se vanter d’avoir de la chance, ce jeune homme, hein, madame Marthe ? Avoir été si proche de la mort et en réchapper ! J’espère qu’il devra un gros cierge à son patron !

– Et à nous aussi, Josette, car pour ce qui est des soins, on ne les a pas épargnés !

– Mais le major Vif-Argent donc ! il en négligeait nos pauvres hommes ! Faut que le capitaine...

– Ne parlez pas du capitaine, Josette. C’est défendu, vous le savez !

– Faut tout de même qu’il l’aime bien, puisqu’il l’a tant recommandé ! Mon cousin Hyppolite m’a dit que, depuis quinze ans qu’il naviguait avec lui, c’était le premier à qui il avait fait grâce.

– Mais aussi ce n’est pas un Anglais, notre malade. Vous vous souvenez que, quand il divaguait comme un vaisseau démâté, il bredouillait toujours en français.

– Peut-être bien que c’est un parent de notre commandant.

Marthe secoua la tête d’un air dubitatif.

– Non, non, dit-elle, il y a autre chose !

– Je le crois aussi, reprit Josette. Si vous voulez me garder le secret, je vous dirai...

– Qu’est-ce que vous me direz ? fit vivement son interlocutrice.

– Un jour, répondit celle-ci, le capitaine était avec lui. J’ai regardé par le trou de la serrure ; il l’embrassait, ma chère... d’une façon... oh ! mais d’une façon...

– C’est là tout votre secret ! répartit Marthe avec un accent qui voulait dire : j’en sais bien davantage, moi !

– N’est-ce pas assez ?

– Eh bien, moi qui vous parle, je l’ai entendu qui lui causait comme un cavalier cause à une créature !

– Pas possible !

– Tout comme je vous le dis, Josette.

– Ce n’est pas une femme pourtant que ce jeune homme ! nous le savons, nous qui le soignons, depuis tout à l’heure un mois, hein, madame Marthe ?

– Pour ça, non, ce n’est pas une femme ! appuya-t-elle d’un ton convaincu.

– Le capitaine a ses idées, poursuivit Josette d’un air capable. Je me souviens que, quand il était second à bord du Requin, il ne quittait jamais le commandant Maurice. On aurait dit les deux frères, quoique ce n’étaient que des cousins.

– Vous n’y êtes pas, Josette ! ils ne se ressemblaient pas du tout.

– Vous les avez donc vus ! s’écria-t-elle avidement...

– Si je les ai vus...

La dame Marthe s’arrêta, regarda avec inquiétude autour d’elle ; et, sûre qu’il n’y avait dans la pièce personne autre que le patient, elle continua :

– Oui, je les ai surpris, un jour, dans le petit bois.

– Oh ! vraiment ?

– Le commandant Maurice avait une barbe forte et noire !

– Et celui-ci ?

– Pas plus que sur la paume de votre main, ma chère.

– Oh !

– Et ils s’embrassaient... à bouche que veux-tu !

– C’est drôle, dit Josette songeuse. L’a-t-il pleuré le capitaine Maurice, lorsqu’il fut tué par ces damnés Anglais dans la baie Française ! On pensait quasiment qu’il en mourrait !

– C’est certain qu’il l’a pleuré et le pleure encore ! Il ne passe jamais devant le cimetière, sans y entrer faire ses dévotions.

– Ils étaient venus ensemble, n’est-ce pas ?

– Oui, ils étaient venus ensemble ; le commandant Leblanc, qui avait armé le Requin, les prit au service tous les deux à la fois. Il les aimait fièrement aussi, le capitaine Leblanc ! C’était en 1794 ou 95... Ah ! un bon temps que celui-là. Nous n’avions pas encore le Caïman. C’est le capitaine Maurice qui l’a fait faire, en 1802, deux ans juste avant sa mort ; j’étais au baptême. Je me le rappelle comme d’hier...

– Dites donc, madame Marthe, vous savez encore une histoire ? interrompit Josette, que ces réminiscences intéressaient médiocrement.

– Et laquelle ?

– C’est Hippolyte qui me l’a contée cette histoire. Mais il m’a défendu de la répéter, vous comprenez, madame Marthe ?

– Que oui, que je comprends, Josette ; que oui !

– Il y a du nouveau ! du grand nouveau ! Notre capitaine va se marier !

– Se marier ! lui, qui ne lève jamais les yeux sur une créature !

– Vous allez juger, madame Marthe. Avant que de partir d’Halifax, il a fait enlever une belle dame...

– Une belle dame !

– Il paraît que c’était la femme de l’amiral anglais qui a été tué par Hippolyte dans le dernier combat...

– Oui-da !

– C’est le patron du Wish-on-Wish qui a fait le coup avec un autre... On l’a traitée à bord comme une duchesse, madame Marthe, comme une duchesse ! Il l’a fait mettre dans sa cabine !

– Dans sa cabine !

– Dans sa propre cabine ! Sur le Requin, ç’a été la même chose !

– Quel miracle ! une femme dans sa cabine !

– Après ça, c’était peut-être bien pour le major Vif-Argent, car il les aime, les créatures, celui-là ! Quel coureur ! Et il paraît qu’il était toujours avec cette dame et sa servante.

– Mais qu’est-elle devenue ?

– Je n’en sais plus rien, madame Marthe... Pour ce qui est d’être sur l’île, j’en suis certaine... certaine.

À cet instant le malade s’agita sur sa couche. Ses deux gardes cessèrent leur entretien. L’une prit une potion et lui en fit avaler quelques cuillerées.

Bertrand avait écouté leur conversation en se demandant s’il rêvait ; trop faible pour croire à la réalité, trop intrigué pour ne pas être attentif, de même que l’homme qui s’est éveillé au milieu d’un songe intéressant, aime à se rendormir, afin d’en poursuivre les péripéties imaginaires.

Mais, après avoir bu, le sommeil captiva sérieusement ses sens. Aussi en sortant de ce sommeil, avait-il à peu près oublié les commérages des deux bonnes dames, et toutes ses facultés mentales étaient-elles excitées par d’autres objets.

Son esprit s’éclaircissait ; la mémoire lui revenait ; avec elle, l’ordre, le classement dans les idées.

Sans bouger, il promena autour de lui un regard timide. La chambre dans laquelle il se trouvait était fort simple, mais fort propre. Elle souriait gaiement à un rayon de soleil, qui, à travers les branches touffues d’un gros érable, masquant à demi une fenêtre, s’éparpillait en pluie d’or sur le plancher, aussi blanc que l’ivoire.

Le lit était garni de rideaux en indienne, d’un bleu clair, comme ceux des croisées ; une étoffe semblable recouvrait les sièges ; mais pour commune qu’elle fut, elle n’en avait pas moins un air de gaieté tout réjouissant.

Bertrand remarqua avec étonnement que les meubles de la cabine qu’il occupait sur le vaisseau-amiral, avaient été apportés dans cette pièce. Il y avait jusqu’à sa petite table et ses boîtes de mathématiques, et, dans une cage, deux oiseaux moqueurs, que le jeune homme aimait tellement, qu’il les avait pris avec lui en s’embarquant.

Ce spectacle fit naturellement retourner sa pensée vers le passé.

Il se rappela qu’il avait reçu l’ordre de rejoindre l’Invincible, où il servait comme enseigne ; sa sœur, la bonne Emmeline, pleurait bien fort. Elle ne le voulait pas laisser partir. Mais il lui promit que ce serait sa dernière expédition, et, sur cette promesse elle donna, bien malgré elle toutefois, son consentement.

On avait aussitôt mis à la voile.

L’expédition avait pour but de purger le golfe Saint-Laurent des pirates qui l’infestaient.

La flottille royale se composait de trois navires, la frégate l’Invincible, et deux bricks, le Triton et l’Hercule.

Les pirates avaient été rejoints. Quels terribles hommes ! Quel lugubre bâtiment que leur Requin !

Attaqués par les trois anglais, ils s’étaient battus avec une énergie sauvage, et avaient hardiment lancé sur le vaisseau-amiral leurs grappins d’abordage.

Débouchant d’une écoutille pour les repousser, Bertrand s’était trouvé tout à coup en présence d’un homme noir comme la nuit.

Il avait lancé son épée contre cet homme. Un cri affreux avait déchiré ses oreilles à travers le fracas de la bataille ; un nuage sanglant avait glissé sur ses yeux ; et plus rien... le fil de ses souvenirs était rompu.

Ce fil, il cherchait à le renouer, quand le major Guérin entra dans la chambre.

Il s’approcha du malade, lui tâta le pouls.

– Ah ! ah ! fit-il, nous allons mieux, febris se remittit ; febris se remittit !

Prenant une chaise, il s’assit sans façon à côté du jeune homme.

Le major Guérin portait, ce jour-là, un costume de chirurgien de marine, mais sans désignation de corps. Une ancre seulement était brodée à sa casquette, ciselée sur les boutons de son uniforme.

En l’entendant parler français Bertrand s’imagina que c’était un officier français.

Cette supposition le rassura.

– Pourriez-vous me dire où je suis, monsieur ? demanda-t-il.

– Je ne puis, mon jeune ami, non possum.

– Mais vous êtes Français, monsieur.

– Français, oui, Gallus sum.

– Et chirurgien-major ?

– On me donne ce titre, quoique, à parler franchement, il me manque quelques diplômes. Mais cela ne fait rien, mon ami. Ayez confiance en moi. Pour tailler dans le vif, l’emmancher, caput reparare, mon ami, je crois sans vanité...

– Suis-je prisonnier de guerre, monsieur ?

– À cela je répondrai : Vous êtes prisonnier de guerre !

– Chez les Français ?

– Chez des Français. Mais il ne faut pas vous fatiguer, car vous avez eu avec la mort une fière querelle ; je ne vous engage pas à recommencer. La camarade pourrait vous damer le pion ! Allons, reposez-vous. Avant une semaine, vous serez sur pied. Les blessures de la tête, capitis vulnera, sont les plus saines quand elles ne tuent pas sur le coup ; rappelez-vous cela, jeune homme, rappelez-vous-le, meminisse jubeo !

– Un mot, docteur, rien qu’un ! fit Bertrand. M’est-il permis d’écrire ?

– Écrire, hum ! répliqua le major Vif-Argent en sautillant dans la chambre ; hum ! nous verrons. En tous cas, il faut attendre... quand la guérison sera plus avancée, mon ami. Aujourd’hui ne songez qu’à vous rétablir, c’est le principal. Les soins ne vous manquent pas. Votre société ne sera pas nombreuse, il est vrai. Mais je suis un compagnon assez joyeux, jocosus comes, et si vous avez du goût pour la table, la chasse ou la pêche, n’ayez pas d’inquiétude, vous trouverez ici de quoi vous satisfaire à souhait.

– J’aurais voulu envoyer de mes nouvelles...

– À votre sœur ! mon ami, rassurez-vous, c’est fait.

– Comment, monsieur ! fit le blessé, surpris.

– C’est fait, vous dis-je, répliqua le docteur en souriant. Mademoiselle Emmeline sait que vous êtes entre bonnes mains.

– Elle sait que je suis ici !

– Je n’ai pas dit cela. Mais encore une fois, je vous défends de parler davantage. N’interrogez pas vos gardes, elles ont ordre de ne point vous répondre. Au revoir ! Si vous observez mes prescriptions, dans quinze jours, au plus, nous courrons les bois ensemble. Me promettez-vous d’être sage ?

– Oui, monsieur, répondit Bertrand avec un sourire.

– Madame Marthe ! appela le docteur.

Une des gardes parut à la porte d’une pièce contiguë.

– Madame Marthe, lui dit-il, notre patient est en bonne voie. Il voudra sans doute jaser avec vous, j’espère que vous ne l’écouterez pas.

– Pas plus que si j’étais sourde-muette de naissance, mon major, dit la vieille femme.

Se tournant alors vers Bertrand :

– Vous voyez, mon ami, que je ne vous prends pas en traître, lui dit-il gaiement.

Il partit sur ces mots, et le blessé ne tarda guère à retomber dans un assoupissement qui dura jusqu’au lendemain.

Son rétablissement fit des progrès rapides. Bientôt il put se promener devant la maisonnette.

L’automne avait rougi la chevelure des arbres. Mais on était au milieu de cette délicieuse saison que les Américains appellent l’été indien, indian summer ; le soleil était chaud encore ; le ciel, d’un bleu limpide, et la nature, au milieu des fruits savoureux dont elle avait chargé ses plantes, étalait toujours mille fleurs charmantes.

Construite sur la baie Prinsta, la maison habitée par Bertrand jouissait d’une vue splendide, qui embrassait un horizon immense, fermé par les côtes vaporeuses du Labrador.

L’enseigne ne savait point sur quelle partie du globe on l’avait transporté. Il essaya naturellement de s’orienter, dès que ses facultés furent rentrées dans leur état normal.

Mais, si par une attention délicate, dont la cause lui échappait, on avait mis dans sa chambre sa petite bibliothèque, ses meubles, ses boîtes de marine, les boussoles, les octants et les instruments qui pouvaient l’aider à reconnaître sa position en avaient été retirés.

Fidèle à sa parole, le docteur Guérin tenait à Bertrand bonne compagnie. Chaque jour, il passait plusieurs heures avec lui, et faisait de son mieux pour le distraire. En toute autre occasion, l’enseigne eût été enchanté d’avoir fait la connaissance du docteur. Mais, à mesure que ses forces augmentaient, il sentait l’ennui le gagner. Ni les parties de chasse dans les environs, ni les parties de pêche dans la baie, ni les délicatesses d’une nourriture exquise ne le pouvaient contenter. L’incertitude de sa situation l’accablait. Questionné à cent reprises sur ce sujet, le major avait répondu nettement qu’il ne dirait rien.

Depuis qu’il se levait, les infirmières de Bertrand avaient été remplacées par deux hommes qui l’accompagnaient partout, même quand il sortait avec le chirurgien.

Les tentatives du jeune homme pour obtenir quelques renseignements de ces gens n’eurent pas plus de succès.

Il était désespéré.

Encore s’il avait eu un canot à sa disposition ! car ayant gravi trois ou quatre fois les roches de la table à la Tête, masse de calcaire schisteuse, qui, tour géante, commande l’Océan par une élévation perpendiculaire de plus de cent cinquante pieds, il avait aperçu, noyée dans la brume, une terre vers laquelle tendaient tous ses vœux.

Mais aucune embarcation n’était laissée à sa disposition.

Cependant, bien qu’on lui cachât avec soin l’occupation de ceux qui le tenaient prisonnier, il soupçonnait que c’étaient les Requins de l’Atlantique.

Ce soupçon aiguisa son désir de recouvrer la liberté.

L’hiver approchait. Il fallait se hâter ; car les nuits devenaient déjà froides, et des brouillards épais voilaient fréquemment les rayons du soleil.

Un soir, Bertrand, fouillant une malle qui avait été transportée de l’Invincible dans sa chambre, mit la main sur une lettre de madame Stevenson.

L’écriture de cette lettre causa au jeune homme une révolution spontanée.

Tout un monde d’images brilla devant son cerveau.

Et, par une de ces réactions intellectuelles inexpliquées, quoique assez communes, il se rappela mot pour mot le dialogue de ses deux gardes-malades, alors que le délire l’avait quitté.

– Je suis sur une île, s’écria-t-il, je m’en doutais, et Harriet est ici ; peut-être à quelques pas de moi !

La lumière avait été aussi vive que soudaine, aussi éclatante que profonde.

Désormais Bertrand était convaincu, comme s’il en avait reçu l’affirmation un moment auparavant, que madame Stevenson, prisonnière des Requins de l’Atlantique, habitait quelque retraite cachée à peu de distance.

En fallait-il plus pour le déterminer à presser son évasion et à essayer d’arracher son Harriet chérie à leurs odieuses persécutions ?

En croupe sur sa passion nouvellement réveillée, l’imagination de Bertrand fit dans les champs de la fantaisie des courses folles, à travers lesquelles passèrent sous ses yeux les scènes les plus héroïques des romans de chevalerie qu’il avait lus.

Il s’endormit bercé par des rêves insensés.